A bientôt Maurice
- Aurélie Russanowski
- 5 juin 2023
- 4 min de lecture

ll y a 6 ans, Céline Lejeune avait choisi le prénom de "Maurice" pour nommer sa marque de vêtements pour enfants. Maurice est précédé d'un "Bonjour" comme pour signifier qu'une nouvelle vague arrivait enfin dans le prêt-à-porter de l'enfant. La marque Bonjour Maurice fut fondée sur le principe de favoriser l’autonomie de l’enfant : les vêtements ont la particularité d’être réversibles de manière à ce que les enfants puissent s’habiller seuls sans pouvoir se tromper. L’idée est également de consommer moins : on a finalement deux pulls pour le prix d’un vu qu’en le retournant complètement, il est tout aussi joli à porter. D’autre part, la fondatrice a voulu inscrire sa marque dans l’ère de la durabilité : tout a été pensé, réfléchi et choisi pour être respectueux de la planète et des personnes. Mais voilà qu’il faut à présent dire : à bientôt Maurice. Car Céline a décidé de faire une pause. Depuis plusieurs semaines, elle a liquidé son stock auprès de sa clientèle. Car Bonjour Maurice a été pas mal éprouvée ces derniers mois par la crise économique et une mise au vert s’imposait. J’ai voulu en savoir plus et poser la question qui est sur toutes les lèvres aujourd’hui directement à Céline : durabilité et rentabilité sont-elles des notions compatibles?


Pour Céline, c’est possible. Mais beaucoup de choses doivent changer. Des choses qui ne dépendent pas uniquement d’elle mais bien de la société toute entière. Le grand basculement que la société doit opérer c’est de passer d’une société centrée sur le volume à une société centrée sur la valeur. Consommer n’est pas mauvais en soi. Mais l’homme est ainsi fait qu’il a besoin d’accumuler, d’avoir plus. Depuis tout petit, on nous apprend que plus, c’est mieux. Plus grand, plus d’argent. On s’émerveille aussi devant ceux qui ont plus de vêtements, plus de maisons, plus de jouets, plus de voitures, qui voyagent plus. Tout le monde comprend et valide l’expression “Less is More”, mais pourtant on stimule l’accumulation dans chaque domaine.
Une société centrée sur la valeur, cela implique plusieurs choses
Si on reprend le cas de Bonjour Maurice, concrètement cela impliquerait tout d’abord qu’elle devrait changer le moment où elle produit ses vêtements : elle devrait fonctionner avec un système de pré-commandes et ne produire que ce qui est réellement vendu. C’est un autre modèle économique que certaines petites structures appliquent déjà aujourd’hui. Ce modèle devrait devenir la norme - même pour les grandes marques textile - On oublierait les rayons immenses avec une multiplication de taille S, M, L, XL. Idéalement, on devrait s’inquiéter de voir des rayons remplis plutôt que des rayons vides parce que tout aura été vendu. En d’autres termes, il faudrait que l’immédiateté et l'accumulation soient perçues comme des notions absolument nulles... Il y a en effet du boulot à ce niveau-là.
Cela impliquerait ensuite qu’elle devrait pouvoir augmenter ses prix pour augmenter sa marge. Le prix des matières premières dans l’industrie textile a connu une hausse de 50% ces deux dernières années. Pour être rentable, elle doit pouvoir garantir une marge correcte entre son coût de production et son prix de vente. Elle se heurte cependant à un frein important : les gens ne sont pas prêts à payer plus cher pour un vêtement pour enfant car sa durée de vie semble courte. Un enfant portera un vêtement sur deux ans en moyenne. L’ironie c’est que les vêtements issus de la Fast Fashion ont une durée de vie de 3 mois avant d’être jetés et que les gens accumulent tellement de vêtements que certains sont portés moins de 7 fois. Au lieu de valoriser le fait de payer le moins cher possible, on devrait rendre le fait de payer le prix juste ultra sexy. Encore un basculement de mentalité qui ne dépend pas uniquement de Céline mais qui pourrait être encouragé par des plus grandes marques pour que les gens soient fiers de payer le prix juste.
Et en enfin, une société qui valoriserait la valeur plutôt que le volume impliquerait qu’on partirait du principe que chaque entreprise, chaque marque s’inscrit forcément dans une éthique irréprochable. C’est pourquoi on demanderait aux marques non respectueuses de la planète et des personnes de l’indiquer clairement comme doit le faire l’industrie du tabac. Aujourd’hui, les entreprises et les marques qui sont mauvaises pour la planète et les personnes ne doivent se justifier de rien. Alors que les entreprises et les marques éthiques doivent remplir un tas de formulaires et débourser beaucoup d’argent pour obtenir des labels de qualité et de durabilité. Une nouvelle fois, il s’agit d’un basculement de société profond. On demanderait aux mauvais de se justifier. Or c’est l’inverse qui se passe aujourd’hui.
Céline a décidé de s’offrir un stage de natation avec Maurice pour sortir la tête de l’eau et étudier en profondeur cette question de compatibilité entre la rentabilité et la durabilité. En d’autres termes, comment changer le modèle économique dans lequel nous consommons aujourd’hui et le rendre attractif et non pénalisant.
Ces questions devraient en réalité préoccuper les plus grandes entreprises et les plus grandes marques. Il y a une réflexion autour de la surproduction auprès de certains grands groupes - on veut rationaliser l’assortiment en magasin pour éviter le gaspillage. Mais ce n’est pas encore un changement en profondeur. Or Céline ne va pas changer le monde ou sauver la planète à elle toute seule. Pour ma part, je pense qu’il est temps de faire rentrer un 3ème pilier systématiquement dans l’équation : la solidarité. Car tant que certaines personnes devront faire le choix entre payer leur loyer, leur facture d’énergie ou se nourrir, le prix le plus bas sera toujours plus intéressant. En faisant rentrer la solidarité dans l’équation, on pourrait imaginer que le prix que certains sont prêts à payer compensent l’argent que d’autres n’ont pas pour un même produit. En d’autres termes, pratiquer des prix différents pour un produit d’une valeur identique. Ou inscrire la solidarité dans la structure de prix du produit directement : un produit acheté = un produit offert aux banques alimentaires.
Encore un basculement énorme à opérer pour passer d’une société individualiste à une société solidaire. Pourtant les changements que nous devrions faire nous rendront tout simplement plus humains.
Alors pourquoi pas?
Un immense merci à Céline Lejeune qui a eu la générosité de partager son expérience avec moi. A bientôt Maurice, à bientôt Céline!
© Aurélie Russanowska
Chronique diffusée sur La Première RTBF dans l'émission Tendances Première de Véronique Thyberghien et Cédric Wautier le lundi 5 juin 2023
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